Pourquoi est-il si difficile d'écrire ?
Nicolas Journet
Mis à jour le 15/10/2013
L’écriture ne sert pas seulement à s’exprimer ou à mémoriser. Elle suppose de mettre à distance la langue que l’on parle et d’oser se confronter au jugement d’autrui.
D’abord, évidemment, il y a un apprentissage à faire pour maîtriser les lettres et les mots, ou tout autre moyen graphique véhiculant du sens. Au bas mot, trois ans de travail scolaire acharné, avant de pouvoir envoyer sa première lettre au père Noël. À ce stade, les problèmes ne font pourtant que commencer : viennent la maîtrise de l’orthographe et l’art de composer un texte compréhensible, choses qui ne sont pas garanties à tout le monde. Même pour un adulte bien entraîné, voire pour un professionnel, se mettre à écrire est presque toujours envisagé avec une certaine appréhension, alors que soutenir une conversation avec des amis est plutôt une détente.
Une pénible conversion
L’écrivain Jules Renard a laissé dans son journal intime un aphorisme célèbre : « Écrire, c’est une façon de parler sans être interrompu. » On ne peut pas mieux dire, et a priori, tout le monde préfère ne pas être interrompu. Mais ça n’a pas que des avantages. À moins de répondre à un QCM ou de rédiger sous la dictée d’autrui, écrire c’est se lancer dans le vide. Il faut avoir quelque chose à dire, et entrevoir dans quel ordre on va l’énoncer et par où commencer. Comme le souligne Michel Fayol (1), l’écriture est monologique : pas d’interlocuteur, pas d’interruption, pas de questions et pas de réponses. Il faut donc tout faire soi-même, sans être sûr du résultat. Sera-t-il correct et intéressant ? Pour tenter de le savoir, on se relit : tout scripteur est en même temps son premier lecteur. Est-ce vraiment conforme à ce que l’on voulait dire ? Est-ce vraiment cela que l’on aimerait que les autres comprennent ? Oralement, on peut toujours se reprendre, reformuler autrement. À l’écrit, il faut détruire et recommencer, à moins de tomber sous le coup de la remarque acerbe de Buffon : « Ceux qui écrivent comme ils parlent, quoiqu’ils parlent très bien, écrivent mal (2). »Deuxième motif de difficulté : écrire demande de la concentration. Il y a plusieurs raisons à cela. La première est que la technique, qu’elle soit manuelle ou mécanographique, accapare une partie de l’attention. Mais surtout, elle impose une forte contrainte à la pensée. Nos idées peuvent venir en paquets, simultanément ou comme un flot sans interruption. Combien de fois avons-nous fait l’expérience que ce que nous imaginions vouloir dire ne pouvait pas se formuler tel quel par écrit ? L’écriture, elle, est strictement linéaire et scandée par des discontinuités entre les mots et les phrases. Il y a donc une pénible conversion à faire. De plus, sauf cas exceptionnel, nous écrivons beaucoup moins vite que nous parlons, et donc que nous pensons. Des spécialistes (3) ont montré que nous faisions plus d’erreurs en milieu et en fin de mot qu’au début. C’est la conséquence de ce décalage : nous sommes déjà en train de penser au mot suivant alors que nous finissons d’écrire le précédent, et cela seul crée une fatigue pour la mémoire, exige un surcroît d’attention.
Une autre complication vient du fait que l’écriture est un monomédia, tandis que l’interaction verbale est un multimédia. Il s’agit donc de faire entrer dans un canal unique et étroit toutes sortes d’informations véhiculées à l’oral par l’intonation, le geste, le regard, l’expression du visage, la situation même que partagent les interlocuteurs. La parole est, dit-on, aidée par un contexte et s’appuie sur lui. L’écriture tend à perdre ce contexte et ne peut compter que sur ses propres forces. Si par exemple, je rédige une lettre d’excuses pour avoir oublié de rendre un livre à la bibliothèque, je dois dater, indiquer mon nom et développer des formules telles que « Monsieur ou Madame, je vous prie de bien vouloir excuser le retard avec lequel je vous retourne ce volume des Trois Mousquetaires, etc. » Suivent quelques prétextes fallacieux. Face à la bibliothécaire, je n’aurai qu’à prendre un air navré et tendre le livre en disant que « je suis un peu en retard ».
Les systèmes logographiques
Les spécialistes de l’écriture savent à quel point cette difficulté n’a été résolue que très progressivement dans l’histoire. Les icones, les glyphes et les idéogrammes ont en général précédé les écritures logographiques, c’est-à-dire celles qui reproduisent la parole. Leur capacité à coder le discours était encore très partielle et leur usage limité à certains types d’inscriptions. Les systèmes logographiques ont à leur tour mis des siècles à se perfectionner en inventant la coupure entre les mots, la ponctuation, les guillemets, les majuscules, les parenthèses, etc. Tous ces éléments sont venus compenser le cruel appauvrissement qui affecte l’écriture par rapport à la parole : le point remplace le ton de la voix qui baisse, la virgule code un petit silence. Mais c’est encore incomplet. Bien des attitudes et émotions, qui affectent le sens, ne peuvent être exprimées que de manière lexicale : « Tu es parti il y a une heure », dit-elle, d’un air excédé. Le point d’exclamation existe, mais pas celui de réclamation. Conséquence : il faut presque toujours écrire plus que l’on parle pour dire la même chose.Une trace tangible et irréversible
Philippe Meirieu, auteur d’un petit ouvrage intitulé comme le sujet de cet article (4), souligne, lui, une autre facette intimidante de l’écriture. Il cite deux auteurs, Jean-Louis Chiss et Jacques David, qui résument bien la situation : « L’angoisse de la page blanche, la peur de faire une simple lettre, les réticences, affichées ou non, à remettre un travail écrit, sont autant de symptômes d’une difficulté à accepter que des propos soient irrémédiablement inscrits dans l’histoire d’une personne (5). » Comme dit le proverbe, « les écrits restent », et peuvent – et sont même destinés en général à – être lus par quelqu’un. Car, même si le scripteur n’a pas d’interlocuteur, il a en général un ou plusieurs destinataires, qu’ils soient connus ou inconnus. Sauf dans le cas des écritures purement mnémotechniques – listes de courses ou journal intime –, nous rédigeons avec l’inquiétude subliminale que ce quelqu’un comprendra ou ne comprendra pas, aimera ou n’aimera pas, jugera notre production, s’il ne s’en moque pas franchement. C’est pourquoi écrire, c’est s’engager, c’est produire des énoncés qu’à un certain moment on ne pourra plus changer et qu’il faudra bien montrer. Ce côté irréversible est, selon P. Meirieu, une source importante de difficultés face à l’écriture d’un texte tant soit peu personnel.Reste que cette rémanence de l’écrit a été vue de manière très positive par les spécialistes de la « littératie », qui ont vu dans l’invention de l’écriture une véritable « révolution pour l’intellect », ayant eu un impact profond sur l’histoire de la pensée humaine. Selon Jack Goody, Walter Ong, David Olson et quelques autres, l’écriture ne fait pas que transcrire un message : en en fixant la lettre, elle met en évidence les imprécisions et les contradictions qu’il peut comporter. Elle rend donc comparables et critiquables des énoncés qui auparavant ne l’étaient pas. Par retour, l’écriture aurait donc contraint les hommes à plus de cohérence, de rationalité et de précision. Tout en soulageant la mémoire, l’écriture a donc apporté de nouvelles exigences de rigueur, celles-là même qui rendent la formulation d’un texte écrit plus coûteuse en réflexion qu’un propos oral.
À part cette peine, l’écrit a toutes sortes de qualités et d’avantages, dont le premier est de circuler indépendamment de la personne qui en est l’auteur. Cette caractéristique intéressante est aujourd’hui concurrencée par bien d’autres technologies, numériques, ou non, qui nous permettent de faire voyager la voix et l’image. On a donc pu annoncer le déclin programmé de l’écriture. Or rien n’est moins sûr : jamais on a autant écrit que depuis qu’Internet, le courrier électronique et les SMS téléphoniques existent. Face à ce phénomène, deux explications bien différentes sont fournies. L’une, teintée de critique, affirme que cette écriture-là n’est plus ce qu’elle était : les messageries, par exemple, avec leur capacité dialogique en temps réel, en feraient une sorte de bavardage écrit. Quant aux SMS, ils seraient la ruine de la langue et de l’orthographe.
Mais tout cela ne justifie pas qu’on les préfère. L’écrit a des propriétés que l’on oublie souvent de considérer : celles de maintenir une distance entre un auteur et son lecteur, d’autoriser la réflexion et de ralentir les interactions. P. Meirieu cite un exemple frappant : celui d’un adolescent qui préfère de loin laisser un petit mot à ses parents disant « ce soir, je sors. Ne m’attendez pas », plutôt que de leur téléphoner ou d’attendre leur retour. En l’occurrence, l’avantage est simple : cela évite une discussion. Cette prise de distance par l’écrit a de nos jours des applications beaucoup plus larges et visibles. Le 22 août dernier, le journal Le Monde consacrait un article au boom des SMS et autres messageries : 10 milliards par jour de messages sur Facebook dans le monde, 280 SMS par personne et par mois en France. Les adolescents en écrivent 83 par jour, 2 500 par mois. Interrogées, de jeunes personnes expliquaient que ce n’était pas par économie, mais par préférence : moins intrusif, moins stressant que l’appel téléphonique, le SMS est en quelque sorte plus poli et presque aussi rapide que la parole. Une maman lui reconnaissait même les qualités typiques de l’écrit : « À l’oral, je peux bafouiller, chercher mes mots. Par écrit, je prends le temps pour être bien comprise. » Après tout, il n’est pas si difficile d’écrire. On s’y fera peut-être un jour.
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