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Chère Barbara,
Je viens juste de raccrocher. Ta voix
n’est pas près de me quitter. Il y a une pépite d’or aux creux de mon
oreille pour le reste de la journée. Un coup de fil, c’est une lettre
sonore. Sans cet appareil, nous serions restés à des milliers de
kilomètres l’un de l’autre, toi au Japon et moi à Bougival. Il faut
savoir souffrir d’une absence, mais un petit coup de fil, comme on avale
un cachet pour apaiser l’angoisse, cela ne fait pas de mal.
Ta voix m’a toujours paru s’élever vers
le ciel. Ton âme est un son, une mélodie. Tes mots, par miracle, se
matérialisent. Il y a cette rime que j’adore : « Notre amour aura la
fierté des tours de cathédrales. » Je te le jure, ta cathédrale, je la
voyais, elle s’élevait dans l’air, juste devant moi. La chanson avait un
pouvoir, une force incroyable pour le petit vagabond échappé de
Châteauroux, elle ma ramenait toujours dans les moments les plus sombres
sur l’île aux mimosas.
Toi que j’ai souvent cherchéÀ travers d’autres regardsEt si l’on s’était trouvéEt qu’il ne soit pas trop tardPour le temps qu’il me reste à vivreStopperais-tu ta vie ivrePour venir vivre avec moiSur ton île aux mimosas.
J’avais comme ça, quelques phrases, sur moi, des rimes revigorantes, aussi efficaces qu’une giclée de prune.
Dis, quand reviendras-tuDis, au moins le sais-tuQue tout le temps qui passe ne se rattrape guèreQue tout le temps perdu ne se rattrape plus
À douze ans, j’avais l’impression d’avoir tout perdu :
Mais j’avais une maisonAvec presque pas de mursAvec des tas de fenêtresEt qui fera bon y êtreEt que si c’est pas sûrC’est quand même peut-être
Tu te rends compte, « si c’est pas sûr,
c’est quand même peut-être. » Avec un truc pareil, je crois qu’on peut
continuer à marcher longtemps. J’adorais le lyrisme naïf de Jacques
Brel. Mais c’est ta voix qui rythmait mes fugues. Je marchais comme un
forcené avec tes chansons dans ma tête. C’était mon baluchon et je
t’assure que je n’avais pas besoin de walkman !
Tout à l’heure, au téléphone, j’ai
deviné ta voix trembler. Tu as souvent peur qu’elle s’évanouisse comme
dans ces contes où une fée capricieuse vous prête un don provisoire et
fragile. Et parfois, c’est vrai qu’elle fout le camp, que tu ne peux
plus chanter. Tu cesses d’être en harmonie. Quand on perd sa voix, cela
provient d’une audition brouillée. Tu dois sourire : je parle comme un
plombier. Mais c’est bien quand on a trop de rumeurs, de parasites à
l’intérieur de soi que tout se brise, se fracture. À quinze ans, lorsque
j’ai commencé à suivre des cours de comédie, je ne comprenais rien à ce
que je lisais. Emmerdant. Mon professeur, Jean-Laurent Cochet, nous a
conduits chez un spécialiste pour des tests de sélection auditive. Il
s’appelait Alfred Tomatis. Il s’est rendu compte que j’entendais plein
de sons, beaucoup plus que les autres. Cette longueur d’écoute
m’empêchait d’émettre. Mon oreille gauche était moins sensible que mon
oreille droite, et j’étais beaucoup trop réceptif aux sons aigus.
J’étais mal réglé quoi ! Avec trop de bruits et de fureur dans le
buffet. Au bout de quelques séances, j’ai pu à l’aide d’un micro me
corriger, retrouver au fur et à mesure l’usage de la parole ! Il me
suffisait alors de lire une seule fois un texte pour le réciter aussitôt
par cœur… J’ai l’impression que tu n’es pas convaincue, que tu
attribuerais tes problèmes de voix à des phénomènes magiques, des rites
d’envoûtement, à la fatalité. Mais tu es une femme fatale ! Avec ta
belle solitude, ta robe noire, entre le deuil et la nuit. Tu vis avec ta
voix. Ce sont des rapports de couple. Elle te quitte, puis elle
revient, elle revient toujours. Personne ne pourra s’immiscer entre
vous. Tu vis dans une chasteté élective, retirée du monde, pour éviter
que ta vois s’abîme ou… ou… qu’elle soit « emportée par la foule » qui
nous roule, et qui nous fouille…etc. Tu as une vision de medium sur les
êtres, au-delà des jugements, plus vive que l’instinct, une sorte
d’intuition supérieure. Tu me fais penser à une mère, mais à une mère
des compagnons, celle qui donne à boire et à manger à l’ouvrier d’élite
pendant son tour de France. Elle ne met pas au monde, elle reçoit le
voyageur.
Avec Lily Passion, tu as été
cette fois enceinte d’un enfant rêvé à deux. Pendant trois ans, je t’ai
assisté, presque accouchée ? Tu me demandais souvent s’il fallait garder
une scène, raccourcir un dialogue, si tout cela était vraisemblable. À
chaque fois, je t’ai répondu qu’il ne fallait rien jeter, tout oser car
tout est jouable. François Truffaut me confiait que s’il n’avait pas
assez d’argent, il trouvait un bon acteur. Si l’on ne pouvait pas
s’offrir une gare avec trois mille figurants, il suffisait de lui
demander de sa vie sur un quai de gare au milieu d’une foule
indifférente, entre deux trains. Et le miracle s’accomplissait.
Jean-Pierre Léau aurait fait économiser beaucoup d’argent à Cécil. B. De
Mille.
Grâce à toi, à Lily Passion, j’ai pu
m’échapper, quitter l’autoroute pour un chemin de fortune, une petite
départementale oubliée, truffée de nid de poules. Pendant mois nous
avons promené notre spectacle à travers toute la France. Nous étions à
nouveau des gens du voyage, des baladins débarquant à grands cris sur la
plage du village pour y dresser leur chapiteau. Viens voir les
comédiens… Il n’y en plus de journées de tournage à respecter, seulement
le bonheur d’interpréter tous les soirs notre histoire.
J’ai appris à connaître ta patience,
cette forme silencieuse de la tolérance et de ton talent. Certains
après-midi, devant tous ces beaux vignobles qui me faisaient de l’œil,
ma nature reprenait le dessus. Je me sentais ensuite un peu coupable,
j’avais peur de ne pas être à la hauteur, mais toi, quel que soit mon
état, tu ne doutais jamais. Et à l’heure de la représentation, rassuré,
je te rejoignais sur l’île aux mimosas.
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