3. Définition et fonction dans la société.
Si l'on considère les nouvelles en général, y compris celles que l'on trouve dans les pulp magazines où est indiqué le temps qu'il faut pour en venir à bout, il est difficile d'assigner au genre des normes. Il y a une grande diversité des textes de nouvelles : les thèmes vont des analyses psychologiques de Schnitzler aux tall tales de O'Henry; le style peut aller du registre soutenu d'un James à la familiarité d'un Salinger; le narrateur peut participer à l'action, en être le simple témoin, comme dans les nouvelles enchâssées de Maupassant, ou encore y rester extérieur. Mais on peut dégager certaines constantes de la nouvelle par rapport au conte d'une part, au roman d'autre part.La nouvelle est un récit bref destiné à des lecteurs adultes (par opposition au conte, lequel, quand il est pour des adultes, lui parle comme à un enfant, simplifiant le monde, voir Candide). Elle se distingue du roman par le nombre d'éléments qu'elle met en oeuvre. Elle limite le nombre des personnages, des événements, des données spatio-temporelles. Tous les fils du récit sont noués à un élément central, à un instant privilégié. Le roman serait le domaine du temps dans sa durée, la nouvelle celui du temps concentré autour de l'instant. Les flash backs abondent dans les nouvelles de Chesterton et de Dürrenmatt, dans la nouvelle française de l'âge classique et dans la novela espagnole. Sous sa forme la plus dépouillée, la nouvelle devient ce que les Anglais dénomment la short short-story, récit extrêmement bref, réduit au compte-rendu neutre et laconique d'une scène.
Le texte court organise ses matériaux de façon spécifique. Les éléments narratifs essentiels sont mis face à face, opposés les uns aux autres en couples, suivant des pôles qui organisent le récit. Le signe le plus évident de cette tension est le renversement narratif : à la fin du texte, la situation est le plus souvent inverse de ce qu'elle était au début. Non seulement la nouvelle nous mène d'un état très fortement caractérisé à son contraire mais le texte entier est structuré par la mise en place de couples. Ces couples opposent terme à terme des éléments thématiques, des personnages fortement contrastés, des mondes sociaux (Boule de suif et les bourgeois par exemple). Tout se passe comme si le texte court, pour être un genre autonome, devait établir une structure interne particulièrement forte et fermée. La pointe est le verrou qui vient renforcer la clôture permise par les jeux d'opposition mis en place.
La nouvelle moderne est née avec la grande presse, et les nouvelles étaient en général écrites (au XIXe siècle et au début du XXe siècle) pour le journal. Ce fait a des conséquences énormes. Le journal impose une longueur, un lectorat et partant une thématique au texte. La règle est l'exotisme. Il faut noter l'absence d'identité entre le lectorat et les personnages mis en scène. Maupassant par exemple écrit sur des Normands, et ce sont principalement des Parisiens qui le lisent. Le thème de nombreuses nouvelles est l'étranger et cet étranger est souvent reculé dans le passé (exotisme historique). La distance qui sépare le lecteur du sujet traité n'est pas atténuée par le texte, elle est au contraire cultivée. Dans un roman, aussi étrange que soit le sujet, l'auteur tâche de nous faire pénétrer dans l'univers de ses personnages, aussi bizarres que soient les héros, nous allons acquérir avec eux une familiarité qui nous les fera comprendre de l'intérieur. Le roman est essentiellement polyphonique et accorde à chaque personnage une voix à part entière. Rien de cela dans la nouvelle. Le spectacle présenté reste bizarre. Les débuts in medias res sont très courants, ce qui constitue un moyen de nous imposer avec force et vivacité une vision du monde unique. De là le très grand nombre de nouvelles fantastiques : le fantastique est une représentation de l'étrange aux frontières même du monde normal; la nouvelle, dans une présentation très concrète, très réaliste, va peu à peu rendre bizarre le spectacle habituel du monde. Elle fait vaciller les certitudes. Elle est particulièrement apte à ce rôle : elle garde au spectateur un regard extérieur, regard qui ne crée pas de familiarité.
Un trait qui est constant à travers toute l'histoire du genre, en Europe comme ailleurs, est le souci de réalisme. L'attention aux circonstances du récit, la volonté de parler de thèmes et de personnes qui ne soient pas nobles est déjà ce qui distingue la nouvelle des genres médiévaux qu'elle continue, à son apparition en Europe. Le Décaméron, les Canterbury Tales, les Cent Nouvelles nouvelles, l'Heptaméron, les Novelas ejemplares, comme tous les recueils qui les imitent et les pillent, diffèrent des exempla du Moyen Age par la place faite aux realia. Si le fantastique passe volontiers par la nouvelle, c'est qu'elle lui permet d'abord de s'appuyer sur ce réalisme : ce cadre très concret que le texte va rendre peu à peu étrange. L'immense vogue qu'a connue la nouvelle dans tous les pays est sans doute en relation avec ce réalisme, qui dépasse la simple littérature, et qui conduit au-delà du connu.
Plus que le roman, la nouvelle reste proche du récit oral, de l'histoire racontée en société (elle est souvent appelée conte par simplification), et elle vaut surtout par la justesse et la concision du trait, la force de l'impression immédiate. L'esprit de la nouvelle, sa fonction, peut varier selon les époques historiques, l'idéologie, la religion (le konjaru monogatari et les jataka) , mais surtout le génie des créateurs. La nouvelle selon Maupassant, Gogol, Tchékov, Tourgueniev, Henri James, Heinrich Böll, Calvino, est aussi l'expression d'un individu. Elle a pour objet la résolution d'une crise, la mise en mots d'une aventure ponctuelle, le compte rendu d'un fait, d'un rêve, d'un acte bref. Mais cela ne correspond pas au caractère des héros de Boccace. La nouvelle convient au monde contemporain où les individus vivent l'impossibilité de nouer les liens innombrables et sont voués à une connaissance parcellaire. Elle tire le poétique de l'anecdotique, du fugitif, du contingent. Comme elle assure une promotion de ce qui est réputé conjecturel, futile ou accessoire, elle formule à sa manière un discours sur l'histoire.
4. Origines et postérité.
Origines.1) Origine des recueils. Nouvelles organisées selon le contenu. Le Konjaku monogatari, recueil de piété bouddhique. L'auteur a réparti ses histoires par pays : l'Inde, la Chine, le Japon et, dans chaque pays, en deux grandes sections : le sacré (histoire de la loi bouddhique, éloge des trois joyaux -- le Bouddha, la loi et la communauté-- exposé de l'enseignement de base du bouddhisme par des nouvelles didactiques) et le profane : les "affaires vulgaires", lesquelles se distribuent en histoires effrayantes, histoires cocasses, histoires de violence et de cruauté, histoires d'amour, c'est-à-dire quelques unes des rubriques sous lesquelles en Europe on organisait maints recueils de nouvelles à l'âge classique. D'autres nouvelles du monde bouddhique, les indiennes, suivent plutôt la transmigration. Ainsi les jataka racontent chacun une des vies antérieures de Bouddha, mise en forme de "nouvelle" (vraie, puisque ce sont pour le croyant les seules histoires vraies).
2) Histoire.
- Certains épisodes de l'Odyssée (ex. : "Circé", "le Cyclope" et "la Nekuia") ont été considérés comme constituant autant d'histoires (de nouvelles) insérées dans une littérature épico-romanesque.
- Le récit selon Platon, Hérodote et Aristote a préparé, voire accompli dès l'Antiquité la nouvelle, au même titre que la fabula et les fables milésiennes.
- A la fin du XIIe siècle, en Perse, Nezamé de Grandjé (1140-1202) écrit Haft Païkar (les Sept Idoles), recueil de sept histoires, encadrées comme celles de Boccace : sept favorites offrant chacune la sienne à un roi sassanide.
- Vers la même époque (IXe-XIIIe siècle), les Chinois produisaient en grand nombre des xiaoshuo, "récits mineurs" ou "histoires brèves" et de huaben, "textes à réciter", dont les thèmes étaient modernes, et dont la durée ne devait pas dépasser une séance. L'Amour de la renarde de Ling Mongchu et les Contes extraordinaires de Pu Songling proposent des histoires brèves qui traitent en langue vulgaire des sujets alors contemporains (la misère des enseignants par exemple) : traits qui, en Europe, distingueront la nouvelle des autres genres narratifs.
- Au Moyen Age en Europe. Le récit bref existe déjà en Europe sous la forme du fabliau, de la moralité, du lai, du dit, de l'exemplum, de la "chantefable" (Aucassin et Nicolette, XIIIe siècle). Les nouvelles en reprennent souvent les thèmes.
- Les lais (XIIe siècle). Le lai de Marie de France "le Chèvrefeuille" relatant un épisode des amours de Tristan et Yseult peut être considéré comme une nouvelle, rédigée bien avant que cette appellation ait existé. Le texte se limite à la donnée d'un épisode unique et se clôt sur lui-même sans attendre une suite. Il rapporte un événement ordinaire. A l'économie de moyens mis en oeuvre correspond une grande densité de l'effet produit.
- Les dits qualifiés de "nouveaux" qui apparaissent au XIIIe siècle. Le dit est comme la nouvelle un genre bref (600 vers en moyenne). La brièveté n'est pas alors une technique littéraire active. Elle est recherchée pour éviter l'ennui de l'auditoire. Les dits peuvent être nouveaux par leur forme ou par la matière qu'ils traitent. Certains dits présentent une matière ancienne mais font l'objet d'une "nouvelle" écriture. D'autres offrent le récit d'une matière que personne ne connaît encore. L'intention de plaire est toujours présente dans les dits "nouveaux" et elle est liée à la notion de nouveauté. L'auteur déclare souvent avoir apporté du soin à l'écriture de son oeuvre. Ce souci de plaire anime les Cent Nouvelles nouvelles dont une variante du titre donne : "cent chapitres ou histoires, ou pour mieulx dire nouveaux comptes à plaisance". D'autre part, le dit intervient au XIIIe siècle comme un mode d'écriture où la pensée et les réactions personnelles de l'auteur, sa sensibilité d'homme dans la société de l'époque trouvent à s'exprimer de façon privilégiée. Or, pour qu'une oeuvre soit considérée comme "nouvelle", il faut que deux conditions soient remplies : d'abord, l'auteur doit être conscient de son acte littéraire d'écrivain, ensuite il doit ancrer sa manière dans une réalité très proche. Il apparaît dans les dits une vérité du présent ou de l'instant qui vient d'être vécu, de l'anecdote présentée comme authentique. Cette vérité explicitement revendiquée dans les dits qualifiés de "nouveaux" deviendra un élément définitoire de la nouvelle par la suite.
- La nouvelle est encore issue de l'exemplum mais elle est rarement d'inspiration ecclesiastique.
- Au XIIe siècle en France, la "nouvelle" est l'annonce d'un événement, généralement récent, à une personne qui n'en a pas encore connaissance. A la nouveauté de l'événement, à son caractère récent, s'ajoute une allusion, plus ou moins explicite, à l'intérêt de l'événement relaté, intérêt qui justifie cette relation. On passe de l'information donnée sur quelqu'un au récit des faits et gestes de cette personne. La nouvelle devient une histoire fraîchement arrivée dont la technique de narration est originale. Pour l'auteur des Cent Nouvelles nouvelles, une "nouvelle" est le récit d'un événement à la fois réel et récent. Elle doit surtout être le récit bref d'un événement qui mérite d'être rapporté, une "aventure". Il existe au Moyen Age un lien sémantique entre l'adjectif novel caractérisant une oeuvre originale et le substantif novele tel qu'il apparaît dans ses premiers emplois pour désigner des textes littéraires. C'est la notion de nouveauté qui a conditionné l'emploi du mot "nouvelle" jusqu'à ce qu'il devienne un terme générique et que l'on oublie son origine linguistique.
- En Italie, le mot "novella" signifie à la même époque la nouveauté, l'histoire distrayante qui, telle une nouvelle politique, court de bouche en bouche, de ville en ville.
- Pour que le mot "nouvelle" en français, novela en espagnol, novella en russe et nouvela en polonais s'impose dans notre aire culturelle, il faudra néanmoins Boccace, Cervantès, Marguerite de Navarre. Avec le Décaméron et l'Heptaméron s'organise un ensemble de nouvelles "encadrées", ainsi dénommées parce qu'elles sont insérées dans une fiction (la peste de Florence par exemple) qui justifie leur rassemblement. Les récits sont présentés comme un ensemble, mis dans la bouche de narrateurs pourvus d'un nom et d'une personnalité propres. Imprégnée de l'esprit humaniste, la nouvelle rejette la simplicité parfois grossière du fabliau, genre dont elle prend la place mais dans les milieux urbains aisés. Elle cherche à mettre en relief ce qui est unique dans le personnage et son destin. Les auteurs de cette époque publient d'ordinaire leurs nouvelles en cycles, unis par l'artifice d'un jeu de société : une petite compagnie passe son temps en écoutant des histoires qui, pour être proches de la vie quotidienne, n'en contiennent pas moins quelque élément singulier, ce qui leur vaut d'être racontées. Cohérentes et condensées, elles se terminent généralement sur un effet surprenant, souvent rehaussé par une pointe. Mis à part ces quelques traits, la production de l'époque montre la plus grande diversité. Des amourettes libertines aux graves tournants du sort, les conteurs touchent à tout sujet qui s'offre à eux. Boccace amuse son public avec le Décaméron et confronte souvent des vérités individuelles aux lois morales en vigueur; dans l'Heptaméron, c'est l'intention didactique qui prédomine. Marguerite de Navarre a introduit avec l'Heptaméron dans la nouvelle française le sentiment vrai, la psychologie nuancée des passions, le tragique même et aussi le décor et l'atmosphère d'un monde qui commençait à se régler selon les lois de la civilité.
- La réussite du Décaméron de Boccace suscite des recueils analogues : ceux de G. Fiorentino, de F. Saccheti, de Masuccio Salernitano, etc. C'est alors l'âge d'or de la nouvelle italienne qui se caractérise généralement par son réalisme satirique et par son immoralité licencieuse (sauf chez Brandello au XVIe siècle).
- Mais dès le XIVe siècle d'autres chefs d'oeuvre de la nouvelle ont vu le jour en Europe : en Angleterre les Contes de Canterbury (1387), où s'épanouit la veine bourgeoise des fabliaux; en Espagne le Comte Lucanor (v. 1337), recueil de nouvelles morales de I. Manuel, infant de Castille.
- Au XVe siècle, la cour de Bourgogne raffole des nouvelles où l'inspiration chevaleresque et bourgeoise se mêle à l'ironie cynique, au scepticisme moral et à l'obscénité, comme en témoignent les deux plus célèbres recueils de l'époque, les Cent Nouvelles nouvelles et les Quinze Joyes de mariage (antérieur à 1450, anonyme). Dans les Cent Nouvelles nouvelles, le ton est résolument grivois, les détails grossiers et scatologiques abondent. Le recueil continue la tradition des fabliaux du Moyen Age.
- Japon XVe-XVIe siècle. Le monogatari. Récit en vers ou en prose. C'est aux alentours des années 900 que fut inaugurée le monogatari comme genre littéraire. Le chef d'oeuvre du genre : Genji Monogatari (début du XIe siècle).
- XVIe siècle. Peregrinaggio di tre giovanni figluoli del re di serendippo (1557). Recueil de huit nouvelles qui fut réédité 5 fois au XVIe siècle en Italie, traduit en allemand en 1583, en français en 1610, en anglais en 1722, en danois en 1729, en hollandais en 1766. Recueil d'origine persane.
- Le recueil de nouvelles. Les recueils français du XVIe siècle portent la marque des traités italiens débattant de questions d'amour, de civilité ou de philosophie, dont la structure est venue enrichir le modèle boccacien.
- En Espagne, où le mot novela désigne toute oeuvre d'imagination en prose, c'est à Cervantès que revient le mérite d'avoir créé le genre, avec ses Nouvelles exemplaires où se rencontrent le romanesque, le picaresque et le lyrisme sentimental. Il n'y a pas de récit qui relie les histoires et celles-ci sont parfois très étendues. L'action y suit un chemin sinueux. Mais ce sera, en partie, grâce à leur côté romanesque que certaines d'entre elles serviront de modèles aux nouvelles des XVIIe et XVIIIe siècles. Les deux dernières nouvelles, emboîtées l'une dans l'autre, esquissent in fine une forme d'encadrement comparable à celle des grandes collections (le Décaméron, les Contes de Canterbury), comme si l'auteur avait voulu suggérer rétrospectivement une mise en perspective.
- Dans son prologue, Cervantès dit avoir été le premier en Espagne à mettre en chantier des nouvelles qui ne soient pas le simple démarquage des modèles italiens. Il fixe tout à la fois l'usage du vocable (novela) et les lois non écrites du genre : brièveté, prédominance de l'action et du dialogue, fonction récréative autant qu'exemplaire. Il fait acte fondateur.
- XVIIe siècle. Sorel, les Nouvelles françoises où se trouvent les divers effets de l'Amour et de la Fortune (1623). Il poursuit dans la voie de Marguerite de Navarre.
- Au XVIIe siècle les frontières entre roman et nouvelle ne sont pas claires. Mme de Villedieu fait paraître en 1669 Cléonice ou le Roman galant, nouvelle. Les romans comportent fréquemment des récits enchâssés. Les auteurs et théoriciens se tournent vers un genre qui échappe aux abus des romans précieux (voir le dossier LE ROMAN CLASSIQUE). Par opposition aux fictions, la nouvelle se présente comme une histoire vraie. La nouvelle italienne était plutôt salace, l'espagnole plutôt grave, la française se cherchera longuement à partir de ces deux influences, mais en opposition avec la complexité excessive des romans précieux. Certaines nouvelles se veulent comiques ou satiriques, d'autres historiques, d'autres tragiques. La nouvelle a lutté contre le roman égaré en méandres fabuleux, indifférent ou hostile à la réalité quotidienne. L'influence des Nouvelles exemplaires et la rigueur délibérée des auteurs français de nouvelles au cours du XVIIe siècle aboutiront à la Princesse de Montpensier et à la Princesse de Clèves, nouvelles préparant le roman qu'on appellera d'analyse. Dans la mesure où le souci du vrai leur commande de rédiger leurs oeuvres à la première personne, les auteurs de nouvelles préparent la vogue de ces romans qui se présenteront au XVIIIe siècle sous forme de mémoires (Ex. : Mémoires du comte de Grammont, Histoire du Chevalier des Grieux et de Manon Lescaut).
- Au XVIIIe siècle en France, la nouvelle est encore cultivée par Lesage, l'abbé Prévost, Diderot, mais l'époque des lumières incline à délaisser la nouvelle pour le conte philosophique, dont la fantaisie se prête mieux à l'expression des idées les plus subversives.
- La seconde floraison de la nouvelle commence au début du XIXe siècle. Cette renaissance du genre a deux causes, l'une technique (la multiplication des revues littéraires), l'autre esthétique : par sa concision, la nouvelle permet de produire sur le lecteur cette émotion intense, ce sentiment d'étrangeté et de mystère que recherche le romantisme. De plus, la nouvelle paraît à certains auteurs soucieux d'art comme le domaine de la rigueur, où ne sont admissibles aucune des facilités, aucun des compromis que peut se permettre le romancier parce qu'il a le loisir de les faire oublier par l'impression d'ensemble que peut laisser un ouvrage d'amples dimensions. Un plan est nécessaire.
Si le héros de la nouvelle à l'époque de la Renaissance est l'individu qui s'affirme face à un système de moeurs rigides et révolues, le renouveau du genre est lié également à une puissante vague d'individualisme : la nouvelle est, d'après Friedrich Schlegel, "une histoire qui n'appartient pas à l'histoire". En faveur chez les Romantiques, elle ne tarde pas à devenir "l'animal domestique" des Allemands. A part H. von Kleist, les conteurs se penchent sur les abîmes de l'âme et du destin. La tendance réaliste faiblit : que le héros soit en quête de la "fleur bleue" ou de son alter ego démoniaque, la nouvelle s'ouvre à la métaphysique et, avec les oeuvres de Hoffmann par exemple, elle se mue en conte fantastique.
- Un processus semblable s'observe dans d'autres littératures : le décor réaliste sert souvent de contraste aux interventions extravagantes de Gogol, de Pouchkine, de Hawthorne, de Poe et de Gautier, et la grande clarté des récits de Mérimée rayonne autour d'un noyau opaque. La forme reste toujours insaisissable; quant au contenu, il reste aussi varié qu'autrefois, bien que de nombreux auteurs choisissent pour objet le moment décisif d'une existence humaine.
- A partir du milieu du siècle, grâce à la prospérité du journalisme, la production de nouvelles augmente encore. Les récits paraissent tantôt en cycles tantôt isolément, parfois c'est un sujet de roman qui semble s'émietter en nouvelle, d'autres fois c'est un fait divers ou une impression personnelle qui revêt une forme artistique. Un certain engouement pour le réalisme commence à se manifester à nouveau, notamment chez Keller, Tolstoï, Maupassant, Kipling, O'Henry, mais, sous le signe de l'esprit relativiste, la réalité saisie n'est qu'une réalité tronquée : le sujet de la nouvelle se présente comme un fragment détaché de l'ensemble du monde et, en isolant un cas particulier, l'auteur met souvent en évidence la pluralité des systèmes de normes et l'incertitude de toute connaissance. Certains ne recherchent plus l'extraordinaire : une banalité peut intéresser grâce au fait qu'elle est arrachée au réseau des correspondances. Mais, à cette époque non plus, il n'existe aucune caractéristique générale qui permette de définir le genre : Barbey choisit des sujets qui frôlent l'invraisemblable, Villiers de L'Isle-Adam opte pour le fantastique, C. F. Meyer fait triompher la nouvelle historique. Une psychologie nuancée va souvent de pair avec l'importance accordée à l'atmosphère particulière de l'oeuvre, comme chez Tourgueniev ou Storm; cette même tendance peut aboutir à un fantastique ésotérique, comme chez Henry James, ou pénétrer les tragédies silencieuses de la vie quotidienne, comme chez Tchékov.
- Importance du support. La fin du XIXe siècle est l'âge de la nouvelle. Elle est partout : dans tous les magazines et dans tous les journaux, en recueil ou en tirages à part. La nouvelle devient un récit de presse. Elle se soumet aux impératifs de l'institution journalistique, car les auteurs écrivent pour des quotidiens, des hebdomadaires, des revues. Les nouvelles se déterminent par leur support. Avant d'être assemblées en recueil, elles sont destinées à toutes les sortes de publications périodiques. La nouvelle doit donc à la presse la configuration ramassée qui lui confère son identité. On en est venu à des commandes précises signifiées en nombre de signes typographiques ou de feuillets dactylographiés.
- En Allemagne, le romantisme suscite de nombreux recueils de nouvelles fantastiques, comme ceux d'Arnim, d'Hoffmann, de Tieck. Tieck donne de plus une théorie du genre. La nouvelle, selon lui, en prenant pour sujet un événement merveilleux mais en ayant pour cadre la vie quotidienne et ordinaire, concilie l'idéalisme et le réalisme et "résoud les contradictions de l'existence". Les meilleures nouvelles écrites à l'époque, celles de Kleist, échappent au romantisme par leur abondance de petits détails vrais et par leur objectivité. Elles annoncent le réalisme qui imprègne les nouvelles d'Immermann et d'Auerbach, les nouvelles autrichiennes de Stifer, toutes pleines de poésie de la nature.
- Le naturalisme trouva dans la nouvelle une forme appropriée à son esthétique. Le manifeste de l'école, les Soirées de Médan, est un recueil de nouvelles.
3) Histoire et contenu en France.
Trois grandes tendances se dégagent. La première poursuit la tradition comique du fabliau, comme les Contes drolatiques de Balzac ou certains contes de Maupassant (Farce normande). La seconde, plus importante, rapproche le récit court du fait divers journalistique, de la chronique historique ou de l'essai et cherche à lui donner une certaine vraisemblance en l'inscrivant dans un contexte quotidien ou connu. On la trouve chez Balzac (Un drame au bord de la mer), dans les Chroniques italiennes de Stendhal ou dans les Soirées de Médan où paraît Boule de suif, chez Anatole France dans l'Étui de nacre et Léon Bloy (Histoires désobligeantes). La troisième englobe le vaste domaine du fantastique, du Trilby de Nodier au Horla de Maupassant, sans oublier la Vénus d'Ille de Mérimée. Cette source d'inspiration s'étend à des notions plus larges : la cruauté dans les Diaboliques de Barbey d'Aurevilly ou dans les Contes cruels de Villiers de L'Isle-Adam, la magie avec les Histoires magiques de Gourmont, voire les monstruosités cliniques (Monstres parisiens de C. Mendès).
4) Autres genres à l'origine de la nouvelle.
- Le fait divers. Ex. : Jean-Marie Le Clézio a intitulé l'un des ses ouvrages la Ronde et autres faits divers (1982). Les onze nouvelles relatent des événements qui pour la plupart s'inspirent des informations générales. Félix Fénéon a écrit des nouvelles en trois lignes. C'étaient des faits divers haussés au rang de genre littéraire.
- Les chroniques. La nouvelle tire parti des faits divers et des menus événements de l'histoire. Elle se confond avec la chronique qui enregistre des épisodes de l'actualité. Paul Morand, dans Chroniques du XXe siècle (1925), regroupe quatre de ses recueils de nouvelles. Les nouvelles de Tchékov, de Pirandello, de Hadzis, de Paley rendent compte de la vie quotidienne.
5) Les circonstances.
Après 1945, la pénurie de papier incite les éditeurs allemands à favoriser ce genre; aux Philippines, depuis la même date, c'est la pénurie de lecteurs qui conseille aux éditeurs de produire, plutôt qu'un gros roman d'un seul auteur, un recueil de nouvelles de plusieurs écrivains qui rassembleront un plus grand nombre de chalands.
Postérité.
1) Le roman.
La nouvelle contribue à la genèse du roman. En Europe comme en Asie, la nouvelle a formé divers types de romans, y compris les romans picaresques et les romans-fleuves. En Chine : les xiaoshuo et les huaben peu à peu s'additionnent, s'agglomèrent pour former une matière romanesque (cela donne : Histoire officieuse des lettrés, le Songe dans le gynécée, le Singe pèlerin, le Bandit des marais). De même, la nouvelle va produire en Europe divers types de romans par agglutination. Sur des modèles espagnols ce seront le Diable boiteux et Gil Blas, romans à tiroirs, où des nouvelles s'emboîtent les unes dans les autres. Longtemps après la vogue en Europe du picaresque, les romanciers continuent à insérer dans leurs oeuvres des épisodes, nouvelles authentiques mais étrangères au dessein général : dans Jacques le fataliste, c'est l'affaire de Mme La Pommeraye. Dans les Souvenirs du colonel Maumort, Martin du Gard a glissé les pages libertines d'une nouvelle : la Baignade.
2) La nouvelle au XXe siècle.
- La nouvelle rompt avec la narrativité. Le genre s'auto-détruit. Le narré s'efface au profit du "narratexte", le narratexte étant l'ensemble des éléments qui concourent à enchâsser l'histoire, à l'embellir, à l'enrichir de réflexions morales ou philosophiques, tout ce qui, intégrant et dépassant la narration primitive, lui confère une dimension irréductible aux simples données de l'intrigue. Ce sont les suggestions pittoresques, les portraits truculents de personnages hors du commun, les détails réalistes propres à révéler un paysage ou une ambiance.
- Le narrateur est redevenu le conteur traditionnel expert en digressions, en aphorismes, en considérations psychologiques, celui qu'on écoute moins pour ce qu'il doit raconter que pour sa personne et les éclairs de son intelligence, un prestidigitateur qui dissimule la relative indigence de l'invention sous les saillies et un sens aigu de la performance verbale. Ex. : Michel Tournier, Jean Ray, Marcel Schneider. Le conteur n'a rien à raconter et se sert de l'alibi d'une histoire pour jouer avec les mots et avec la peur (comme dans le récit fantastique) ou bien substitue à l'histoire une méditation sur la condition humaine.
- La nouvelle métaphorique. Ex. : Paul Gadenne, "Baleine". L'animal symbolise la corruption et la mort de l'occident. On passe de l'anecdote au mythe. Cf. Sartre, le Mur, Ionesco, la Photo du colonel : les nouvelles sont l'expression détournée d'une morale et d'une métaphysique.
- L'anti-nouvelle. Beckett (Nouvelles et textes pour rien), Ricardou (Révolutions minuscules), Pinget, Robbe-Grillet, Sarraute (Tropismes). Refus de l'histoire et volonté d'accorder la primauté au phénomène verbal. La mue subie par le roman se manifeste aussi dans la nouvelle.
- La nouvelle-poème. Le texte cherche à capter la perception fugitive d'états d'âme ou l'écoulement des heures. Jean-Loup Trassard (L'Ancolie, Paroles de laine); Jude Stéfan (la Crevaison, les États du corps). Le lecteur ne doit plus suivre le processus d'une narration, mais entrer dans un monde d'images et de fantasmes. On parle même en anglais de lyrical short story, que l'on rapproche non plus du roman mais du poème en prose.
- La nouvelle-instant. Soit l'événement décisif est présenté d'emblée, et la nouvelle suit l'itinéraire qui mène au dénouement anticipé (ex. : Corinna Bille, la Fraise noire), soit la nouvelle explore les zones sombres où prennent corps les sentiments (ex. : les nouvelles d'Arland s'attachent plus à l'analyse d'une crise affective qu'à ses conséquences), soit la relation des faits perd de son intérêt au profit de leurs incidences. La trame narrative n'existe plus qu'en raccourci (Ex. : Chateaureynaud, Un Épisode obscur).
- La nouvelle monodique (dans les années 1970 et 1980). Un personnage unique dans un instant unique. Elle ne respecte pas de contraintes formelles. Elle n'a ni début ni fin, ni péripéties ni rebondissements. Annie Saumont, Si on les tuait?; Geneviève Serreau; Claude Pujade- Renaud. Le recueil les Enfants des autres. Les nouvelles d'Annie Saumont et de Geneviève Serreau sont dépourvues de toute chronologie, sans la moindre armature narrative, plus éprises d'illogismes que de clarté. Leurs personnages sont des marginaux. Le narratexte est tout.
- En Amérique du Nord la nouvelle est, au XXe siècle, un genre très prisé. On la trouve dans les magazines à grand tirage comme le New-Yorker ou Play-boy. Elle florit au Québec dans des revues uniquement réservées à ce genre (XYZ). En Europe au contraire elle n'occupe qu'une place de second ordre. Elle prolifère dans la presse féminine ou dans les concours pour amateurs, mais les éditeurs publient de préférence des recueils de romanciers déjà connus du public. En France, Paul Morand a créé dans les années 1930 aux éditions Gallimard une collection destinée à promouvoir la nouvelle.
- Les Anglo-saxons en sont toujours très friands consommateurs, que la nouvelle soit liée à un support spécifique : la magazine story américaine, ou que sa composition soit enseignée en université dans les cours de "Creative Writing". Les Japonais, eux, la considèrent comme un genre qui leur est consubstantiel, un équivalent prosaïque du haïku qui privilégie l'instantané, le fragmentaire, la recherche de la sensation, sur le discursif et le construit. L'Amérique latine en est un foyer très actif. Les Français boudent leurs compatriotes mais lisent Carol, Joyce, Oates, Moravia, Singer et Borges.
3) Les adaptations cinématographiques.
Ex. : Une Partie de campagne de Jean Renoir (1936), la Maison Tellier de Max Ophüls (1952), l'Ami retrouvé de J. Schatzberg d'après Fred Uhlman, le Festin de Babette de G. Axel d'après Karen Blixen, l'Accompagnatrice de C. Miller d'après Nina Berberova.
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