photo: Tadeusz Kluba
La pleurante des rues de Prague
Extrait:
" Nous sommes faits de la chair des autres. Il y a ces deux corps qui nous précédèrent comme de toute éternité, qui nous ont engendré, - ceux des parents. Il y a ceux qui grandirent à nos côtés, nés des mêmes parents, porteurs d'une même mémoire enfouie, obscure, dans la chair et le sang,
- ceux de la fratrie. Il y a ceux qui s'engendrent à leur tour de notre propre chair, ces corps enfants qu'il faut longtemps veiller, nourrir et protéger pour les laisser mûrir et croître jusqu'à ce qu'ils se détachent de nous et s'en aillent d'une démarche ferme au-delà des frontières que nous avions tracées. Tous nous demeurent consubstantiels.
Et il y a cet être qui surgit soudain, venu d'ailleurs, qui se détache un jour de la foule et vient à notre rencontre, s'approche tout près de nous. Qui s'approche si près que son souffle se mêle au nôtre, que son visage se glisse en nous. C'est l'amant, c'est l'amante, qui se fait notre corps compagnon. Notre corps second. Et qui, bien qu'étranger, parce qu'étranger, nous devient aussi consubstantiel, par les voies du désir qui coupent à l'oblique celles de la filiation.
Pour l'avoir contemplé, enlacé, caressé, pour avoir dormi tout contre lui, dans sa chaleur et son odeur, pour l'avoir désiré d'un désir encore accru au comble même de son assouvissement, on le connaît, cet autre, comme nul ne le connaît, - comme nul autre ne peut ni ne doit le connaître.
Il est sacré, le corps de l'amant, de l'amante, il est pur, jusque dans les fougues et les râles du désir s'accomplissant. Il est notre secret, notre orgueil et notre bonheur. Bonheur fertile qui féconde tous nos autres instants de bonheur, tous nos autres élans vers le monde, vers les choses et les êtres. Il est la stèle dressée tout le long du chemin, à chaque carrefour ; la stèle dont le texte se renouvelle sans cesse et dont on ne se lasse pas de recommencer la lecture, avec les doigts, avec les lèvres, autant qu'avec les yeux.
On le croyait nôtre, inséparable, d'une indéfectible complicité, ce corps second. On se leurrait. Le voilà qui s'en va, nous renie, nous oublie. Et la douleur pénètre dans chaque pore de la peau, elle s'insinue partout, et la raison, que l'on tâche pourtant d'endurcir, éclate, s'effrite. La raison ne veut plus rien entendre, c'est l'épouvante. On se heurte à l'absence de l'autre, on ne sait plus où aller, où se cacher, où fuir. On s'humilie, on se surprend à épier, éperdument, sa silhouette dans la rue, dans la foule, à sursauter au moindre bruit, comme s'il s'en revenait ; tous les pas sont ses pas. Mais lui, elle, marche ailleurs, si loin de nous, indifférent. On l'accuse, le maudit, l'injurie, mais le pardon déjà se trame au fond de nous. On voudrait mourir, mais on perdure, tendu dans le désir fou de le revoir. Encore une fois, juste une fois, rien qu'une fois. On le hait, mais on l'appelle avec l'immense patience, et douleur et amour des prophètes rappelant leur peuple frivole à la fidélité. On se moque, on médit de l'infidèle, - on blasphème, mais un mendiant recroquevillé au fond de nous lui tend la main, l'implore.
Et l'on s'envole, à cheval sur son nom ; on dérive vers les cimes glacées du silence où se gèlent nos larmes, nos appels. On tremble, on est si nu, on a si froid. On supplie l'autre de venir vêtir notre nudité de son corps. On est si nu, que l'on est écorché, à moitié dépeaussé. On est nu jusqu'au coeur. Et l'on se sent petit, infiniment, laid, tout ratatiné de chagrin et de froid, indésirable à soi-même, à tous, de n'être plus désiré par l'autre.
L'autre qui jamais ne reviendra
bibliographie de l'auteur :
Le Livre des nuits (Gallimard, 1984)
Nuit d'Ambre (Gallimard, 1986)
Opéra muet (Maren Sell, 1989)
Jours de colère (Gallimard, 1989), prix Femina 1989
La Pleurante des rues de Prague (Gallimard, 1991)
L'Enfant Méduse (Gallimard, 1992)
Vermeer- Patience et Songe de lumière (Flohic, 1993)
Immensités (Gallimard, 1993)
Éclats de sel (Gallimard, 1996)
Les Échos du silence (Desclée de Brouwer,1996), , Prix de littérature religieuse 1997
Céphalophores (Gallimard, 1997)
Tobie des marais (Gallimard, 1998)
Bohuslav Reynek à Petrkov (Christian Pirot, 1998)
L'Encre du poulpe (Gallimard Jeunesse, 1999)
Etty Hillesum (Pygmalion Gérard Watelet, 1999)
Cracovie à vol d'oiseaux (du Rocher, 2000)
Mourir un peu (Desclée de Brouwer, 2000)
Grande Nuit de Toussaint (Le temps qu'il fait, 2000)
Célébration de la paternité (Albin Michel, 2001)
Le vent ne peut être mis en cage (Alice, 2002)
Chanson des mal-aimants (Gallimard, 2002)
Couleurs de l’invisible (Al Manar, 2002)
Songes du temps (Desclée de Brouwer, 2003)
Les Personnages (Gallimard, 2004)
Ateliers de lumière (Desclée de Brouwer, 2004)
Magnus (Albin Michel, 2005) Prix Goncourt des lycéens 2005.
L'inaperçu (Albin Michel, 2008)
Hors champ (Albin Michel, 2009)
Patinir, Paysage avec Saint Christoph (Éditions Invenit, 2010)
Quatre actes de présence (Desclée de Brouwer, 2011)
Chemin de croix (Bayard Centurion, 2011)
Le monde sans vous (Albin Michel, 2011)- Prix Jean Monnetde Littérature européenne 2011
Rendez-vous nomades (Albin Michel, 2012)
Petites scènes capitales (Albin Michel, 2013)
Chanson des mal-aimants
Pour l'anecdote, le titre vient de la Chanson du mal aimé d'Apolinaire dont il dira plus tard : Qui n'est pas mal-aimé ? Je me dis qu'il faut autant de mal aimants." ...
Résumé du livre (recopiage du 4ème de couverture)
La narratrice, abandonnée à sa naissance à la porte d'un couvent, vagabondera au fil des ans d'une place à l'autre, à travers la France. C'est comme si elle n'avait pas de vie propre, mais elle participe intensément à celle des autres et aux drames dont elle est le témoin, sondant toujours plus profondément les mystères du coeur et du corps humains en lesquels rôde si souvent la folie. Elle grandit dans les Pyrénées, parmi des enfants qui attendent en vain le retour de leurs parents chassés par la guerre, puis dans une auberge où l'on pratique un culte truculent de l'ours, ensuite dans un manoir où pèse un secret en forme de cruelle mascarade. Devenue adulte, elle est servante dans divers hôtels, dans un bordel champêtre, dans un bistrot de gare, puis à Paris où elle côtoie des gens insolites, parfois inquiétants, et où elle finit chanteuse de rue avant de revenir dans les Pyrénées. Dans la splendide sauvagerie des montagnes et dans celle, bien plus féroce, de la ville, elle ne cessera de creuser et de fortifier sa solitude, ainsi que son don de compassion.
La pleurante des rues de Prague
Extrait:
" Nous sommes faits de la chair des autres. Il y a ces deux corps qui nous précédèrent comme de toute éternité, qui nous ont engendré, - ceux des parents. Il y a ceux qui grandirent à nos côtés, nés des mêmes parents, porteurs d'une même mémoire enfouie, obscure, dans la chair et le sang,
- ceux de la fratrie. Il y a ceux qui s'engendrent à leur tour de notre propre chair, ces corps enfants qu'il faut longtemps veiller, nourrir et protéger pour les laisser mûrir et croître jusqu'à ce qu'ils se détachent de nous et s'en aillent d'une démarche ferme au-delà des frontières que nous avions tracées. Tous nous demeurent consubstantiels.
Et il y a cet être qui surgit soudain, venu d'ailleurs, qui se détache un jour de la foule et vient à notre rencontre, s'approche tout près de nous. Qui s'approche si près que son souffle se mêle au nôtre, que son visage se glisse en nous. C'est l'amant, c'est l'amante, qui se fait notre corps compagnon. Notre corps second. Et qui, bien qu'étranger, parce qu'étranger, nous devient aussi consubstantiel, par les voies du désir qui coupent à l'oblique celles de la filiation.
Pour l'avoir contemplé, enlacé, caressé, pour avoir dormi tout contre lui, dans sa chaleur et son odeur, pour l'avoir désiré d'un désir encore accru au comble même de son assouvissement, on le connaît, cet autre, comme nul ne le connaît, - comme nul autre ne peut ni ne doit le connaître.
Il est sacré, le corps de l'amant, de l'amante, il est pur, jusque dans les fougues et les râles du désir s'accomplissant. Il est notre secret, notre orgueil et notre bonheur. Bonheur fertile qui féconde tous nos autres instants de bonheur, tous nos autres élans vers le monde, vers les choses et les êtres. Il est la stèle dressée tout le long du chemin, à chaque carrefour ; la stèle dont le texte se renouvelle sans cesse et dont on ne se lasse pas de recommencer la lecture, avec les doigts, avec les lèvres, autant qu'avec les yeux.
On le croyait nôtre, inséparable, d'une indéfectible complicité, ce corps second. On se leurrait. Le voilà qui s'en va, nous renie, nous oublie. Et la douleur pénètre dans chaque pore de la peau, elle s'insinue partout, et la raison, que l'on tâche pourtant d'endurcir, éclate, s'effrite. La raison ne veut plus rien entendre, c'est l'épouvante. On se heurte à l'absence de l'autre, on ne sait plus où aller, où se cacher, où fuir. On s'humilie, on se surprend à épier, éperdument, sa silhouette dans la rue, dans la foule, à sursauter au moindre bruit, comme s'il s'en revenait ; tous les pas sont ses pas. Mais lui, elle, marche ailleurs, si loin de nous, indifférent. On l'accuse, le maudit, l'injurie, mais le pardon déjà se trame au fond de nous. On voudrait mourir, mais on perdure, tendu dans le désir fou de le revoir. Encore une fois, juste une fois, rien qu'une fois. On le hait, mais on l'appelle avec l'immense patience, et douleur et amour des prophètes rappelant leur peuple frivole à la fidélité. On se moque, on médit de l'infidèle, - on blasphème, mais un mendiant recroquevillé au fond de nous lui tend la main, l'implore.
Et l'on s'envole, à cheval sur son nom ; on dérive vers les cimes glacées du silence où se gèlent nos larmes, nos appels. On tremble, on est si nu, on a si froid. On supplie l'autre de venir vêtir notre nudité de son corps. On est si nu, que l'on est écorché, à moitié dépeaussé. On est nu jusqu'au coeur. Et l'on se sent petit, infiniment, laid, tout ratatiné de chagrin et de froid, indésirable à soi-même, à tous, de n'être plus désiré par l'autre.
L'autre qui jamais ne reviendra
bibliographie de l'auteur :
Le Livre des nuits (Gallimard, 1984)
Nuit d'Ambre (Gallimard, 1986)
Opéra muet (Maren Sell, 1989)
Jours de colère (Gallimard, 1989), prix Femina 1989
La Pleurante des rues de Prague (Gallimard, 1991)
L'Enfant Méduse (Gallimard, 1992)
Vermeer- Patience et Songe de lumière (Flohic, 1993)
Immensités (Gallimard, 1993)
Éclats de sel (Gallimard, 1996)
Les Échos du silence (Desclée de Brouwer,1996), , Prix de littérature religieuse 1997
Céphalophores (Gallimard, 1997)
Tobie des marais (Gallimard, 1998)
Bohuslav Reynek à Petrkov (Christian Pirot, 1998)
L'Encre du poulpe (Gallimard Jeunesse, 1999)
Etty Hillesum (Pygmalion Gérard Watelet, 1999)
Cracovie à vol d'oiseaux (du Rocher, 2000)
Mourir un peu (Desclée de Brouwer, 2000)
Grande Nuit de Toussaint (Le temps qu'il fait, 2000)
Célébration de la paternité (Albin Michel, 2001)
Le vent ne peut être mis en cage (Alice, 2002)
Chanson des mal-aimants (Gallimard, 2002)
Couleurs de l’invisible (Al Manar, 2002)
Songes du temps (Desclée de Brouwer, 2003)
Les Personnages (Gallimard, 2004)
Ateliers de lumière (Desclée de Brouwer, 2004)
Magnus (Albin Michel, 2005) Prix Goncourt des lycéens 2005.
L'inaperçu (Albin Michel, 2008)
Hors champ (Albin Michel, 2009)
Patinir, Paysage avec Saint Christoph (Éditions Invenit, 2010)
Quatre actes de présence (Desclée de Brouwer, 2011)
Chemin de croix (Bayard Centurion, 2011)
Le monde sans vous (Albin Michel, 2011)- Prix Jean Monnetde Littérature européenne 2011
Rendez-vous nomades (Albin Michel, 2012)
Petites scènes capitales (Albin Michel, 2013)
Chanson des mal-aimants
Pour l'anecdote, le titre vient de la Chanson du mal aimé d'Apolinaire dont il dira plus tard : Qui n'est pas mal-aimé ? Je me dis qu'il faut autant de mal aimants." ...
Résumé du livre (recopiage du 4ème de couverture)
La narratrice, abandonnée à sa naissance à la porte d'un couvent, vagabondera au fil des ans d'une place à l'autre, à travers la France. C'est comme si elle n'avait pas de vie propre, mais elle participe intensément à celle des autres et aux drames dont elle est le témoin, sondant toujours plus profondément les mystères du coeur et du corps humains en lesquels rôde si souvent la folie. Elle grandit dans les Pyrénées, parmi des enfants qui attendent en vain le retour de leurs parents chassés par la guerre, puis dans une auberge où l'on pratique un culte truculent de l'ours, ensuite dans un manoir où pèse un secret en forme de cruelle mascarade. Devenue adulte, elle est servante dans divers hôtels, dans un bordel champêtre, dans un bistrot de gare, puis à Paris où elle côtoie des gens insolites, parfois inquiétants, et où elle finit chanteuse de rue avant de revenir dans les Pyrénées. Dans la splendide sauvagerie des montagnes et dans celle, bien plus féroce, de la ville, elle ne cessera de creuser et de fortifier sa solitude, ainsi que son don de compassion.
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